Média Zérodeux mai 2024
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" Nous souffrons par les rêves. Nous guérissons par les rêves » disait Bachelard dans L’eau et les rêves. L’exposition À quoi rêvent les ondes ? du collectif Bones & Clouds – formé par la plasticienne Kim KototamaLune et les vidéastes Jean-Benoist Sallé et Stéphane Baz – renoue avec cette valeur thérapeutique du rêve et avec l’imagination matérielle de l’eau.
En contraste avec les white cubes du 6ème arrondissement, l’ambiance sombre de la galerie Da-End (terme qui signifie « ovale » en japonais, évoquant le monde intra-utérin) se marie bien avec la mise au noir des espaces d’exposition pratiquée par les Bones & Clouds. Dans la pénombre de cette caverne consacrée à la rêverie, nos corps sont immergés dans un bain de sons graves, lents et répétitifs. Conçu par Stéphane Baz, ce climat sonore est propice à la réduction du rythme cardiaque et à la modification des ondes cérébrales.
Les installations immersives de l’exposition conjuguent la technique ancestrale de la verrerie aux nouvelles technologies de l’art génératif et du vidéo mapping, dans un espace qui favorise la contemplation et les connexions entre physiologique et spirituel. Le collectif se propose également d’interroger plastiquement le statut de l’être humain au sein d’un monde plus qu’humain. Cela, en explorant les frontières de la perception ainsi que les écarts inframinces entre la matière des corps et les flux d’énergies transportées par les ondes.
La redéfinition de ce que veut dire « être humain » passe par une réflexion sur les corps. Des corps faits de chair, de veines et de muscles, mais aussi des corps informés par les éléments terrestres et notamment par l’eau.
Comme le remarque Astrida Neimanis dans Bodies of water, l’eau qui compose nos corps crée une circulation permanente entre les organismes qui se transforment les uns les autres. Penser la corporéité à partir de l’eau est une invitation à « devenir des corps qui coulent, qui fleuvent, qui dégoulinent, qui ruissellent, qui traversent l’espace et le temps, qui forment des flaques de matière et de sens ». Ainsi, nous sommes à la fois matériellement et sémiotiquement lié·e·s à d’autres corps d’eau dans une relation de gestation et d’imprégnation mutuelle.
Le mot « ātman » dans la philosophie indienne signifie le souffle vital des êtres, mais aussi leur centre, que Jean-Benoist Sallé interprète en forme de noyaux cellulaire (Ātman, 2024). Le voyage de cet organisme unicellulaire aux frontières fluides, qui s’imprègne de ses différents milieux, convoque celui de nos cellules corporelles.
Les pensées des Bones & Clouds sur les devenirs des corps évoluent également en direction des micro-organismes qui composent nos corps en devenir. Armée de chalumeau, la forgeronne du verre Kim KototamaLune, chauffe, entrelace et coude des tiges en verre pour créer ses sculptures. Ses micro-organismes sont inspirés par les formes du vivant, par le microbiote intestinal et par les végétaux de l’univers sous-marin. Ils présentent souvent des petites boules qui font écho aux connaissances en réflexologie de l’artiste et à ses études relatives à l’impact des émotions sur les canaux énergétiques (les nadis de la médecine indienne et les méridiens de médecine traditionnelle chinoise). Quand une émotion affleure, des bulles aqueuses se forment dans le fascia en correspondance de ces canaux. En réfléchissant ce côté réceptif et émotionnel, les boules en verre des micro-organismes rencontrent la dentelle et les filaments, pour former des structures défiant la gravité.
À cause de la transparence du verre, on dirait qu’il n’existe pas à proprement parler un « dedans » de ces œuvres ; mais elles présentent au contraire une vie invisible extrêmement active, car l’artiste ne stabilise pas ses créatures, qui continuent de bouger au niveau moléculaire. Ces êtres liminaux, situés entre l’intérieur et l’extérieur, nous dévoilent le désir des Bones & Clouds de sonder les secrets des corps, d’en montrer les dedans.
C’est ainsi que nous pénétrons dans une antichambre aux murs tapissés de crépine, une matière organique devenue l’un des matériaux de prédilection du collectif. La lumière rougeâtre et les vidéos qui accompagnent le chemin – montrant les muqueuses des cavités corporelles (Se rencontrer, 2023) et le rituel d’un homme-animal devant une forge (Genèse, 2024) – donnent l’impression de descendre dans les viscères vitaux des créations organiques. Au fond de ce corps-caverne fluctue L’intrus, 2023. On songe pour un instant aux images d’un cœur palpitant ou d’un fœtus utérin, pour s’apercevoir soudainement qu’il s’agit d’un crâne suspendu à l’envers, d’un memento mori montrant la liaison irrévocable de toute naissance avec sa propre mort. La puissance onirique de cette vanitas, qui évoque la finitude et la fragilité de la vie, est renforcée par le fait qu’elle semble couler et s’écouler lentement au sol.
Les recherches sur les émotions liées à la fragilité et à l’écoulement du temps sont également au cœur de l’installation D’ici peu…, 2023. Une pierre suspendue au bout d’un pendule, activé par un moteur, effleure dans son mouvement les micro-organismes en verre disposés sur un parterre (les possibles doutes sur le côté ironique de l’installation sont dissipés lorsqu’on apprend le titre de la pièce qui lui fait face : Éternel à temps partiel, 2023).
Le plein du rocher et le vide du verre, la confrontation entre la gravité de l’un et de la légèreté de l’autre, créent un sentiment étrange entre l’harmonie et le déséquilibre, ainsi que l’expectative de quelque chose qui pourrait se passer, d’ici peu. Cependant, ce qui passe – ou ce qui se passe – est tout simplement le temps : le temps de l’attente, le temps des transformations, mais aussi le temps de la méditation. Hypnotisé par l’incessant aller-retour de ce pendule-horloge, notre regard contemple les irréductibles différences des micro-organismes, pendant que les ondes sonores diffusées transportent et supportent nos rêveries matérielles. L’observation de ces micro-organismes extrêmement délicats, mais qui gardent en eux toutes les puissances du vivant, invite à l’exploration et à l’acceptation de nos vulnérabilités.
La respiration est l’un des processus automatiques et irréfléchis gérés par le système nerveux. Son contrôle à travers des pratiques de méditation peut amener à des reconnexions profondes avec le monde et à des états modifiés de conscience. Ces derniers sont une caractéristique de l’intelligence humaine qui diffère en cela de celle artificielle.
À la croisée entre spirituel et artificiel, le titre de l’œuvre R.Y.Z.O.H.M. 2023, contient à la fois une référence à l’Om du mantra (qui active le système nerveux parasympathique) et à l’Ohm (symbole de la résistance des réseaux électriques). Ici, le tronc cérébral d’un cerveau en verre est relié à une multitude de composants informatiques. Un courant d’informations se met ainsi en place entre l’architecture neuronale et l’intelligence artificielle, entre les connexions cérébrales et les circuits informatiques, en dévoilant des synapses post-humaines qui se développent par propagation rhizomique.
Cette création interroge le potentiel de la technologie en tant que prolongement de notre conscience, questionne notre relation physique aux nouvelles technologies et invite à réfléchir la notion d’incarnation à l’ère du numérique.
Dans l’exposition, trois paradigmes se chevauchent, en suivant un parcours qui mène du matériel vers l’immatériel: celui du verre, le matériau le plus « dématérialisé », qui avec sa transparence diffracte la lumière ; celui des images projetées et des faisceaux lumineux, qui dirigent le passage du corpusculaire à l’ondulatoire ; celui, enfin, des ondes sonores, dont les vibrations affectent nos états de conscience et nos corps.
Par propagation, les trois paradigmes de la matière, de la lumière et des fréquences, sont explorés dans leurs différences afin de mieux percevoir, à la fin du chemin, que toute matière – y compris celle de nos corps – n’est qu’un état des vibrations et des ondes qui la composent.
En effet, la plupart de la masse des protons et des neutrons qui constituent les noyaux des atomes dépend de particules virtuelles. La matière est donc une fluctuation du vide.
Pour mieux se confronter à la création féconde et à la tension vitale de ce vide qui n’est pas un néant (tant pour la physique quantique que pour la philosophie taoïste), Kim KototamaLune file et soude ses sculptures en verre sans moule ni matrice. Son geste thérapeutique, qui engage tout le corps et qui n’est pas prédéterminé à l’avance, fait surgir des formes à mi-chemin entre ses désirs inconscients et les potentialités de la matière.
Le tissage de ce mycélium vitreux, renvoie à la mémoire cellulaire et moléculaire, à la dimension inconsciente des corps et de la matière. Poser la question « À quoi rêvent les ondes ? » comporte bien la prise en compte de leur inconscient. Quels sont les phantasmes et les cauchemars de ces ondes porteuses de toutes les trames du vivant ? Quelles sont leurs orientations désirantes ? L’exposition des Bones & Clouds semble suggérer une réponse tout aussi simple que troublante : il se peut qu’elles rêvent de s’incarner. Peut-être, alors, que ce monde matériel fait de micro-organismes et de cartes mères, de dentelles de verre et d’eau qui coule à travers nos corps… peut-être que ce monde ne serait finalement pas autre chose qu’un rêve des ondes.
Sarah Matia Pasqualetti
Le collectif Bones & Clouds à la galerie da-End
Média Fisheye Immersive Avril 2024
Bones & Clouds, à la recherche du corps collectif
Réunit au sein de la Galerie Da-End, à Paris, où se tient actuellement l’exposition À quoi rêvent les ondes ?, le trio Bones & Clouds exprime son rapport au corps, à la spiritualité et à l’IA. Avec, en filigrane, cette certitude : « C’est lorsque des états superposés de conscience sont possibles que le réel devient plus complexe et intéressant ».
La discussion a à peine commencée que Kim KototamaLune (sculptrice et souffleuse de verre) et les vidéastes Jean-Benoist Sallé et Stéphane Baz nous parlent de cohérence cardiaque, d’exercices de respiration permettant de rééquilibrer son système nerveux, de notre incapacité à nous voir dans notre propre corps physiologique, ou encore de ces cellules qui voyagent et se transforment continuellement. Très vite, Kim cite également l’ouvrage Métavers – Et s’il avait toujours existé ?, où le cinéaste Jan Kounen et le chercheur Romuald Leterrier cosignent une réflexion censée favoriser l’harmonie entre les sciences, les technologies et les spiritualités.
C’est sans doute un cliché, un résumé un peu facile de leur approche artistique, mais l’on avoue imaginer illico le trio en rats de bibliothèques scientifiques un peu fous, à la recherche de livres encourageant une (re)connexion spirituelle avec nous-mêmes. Après plus d’une heure de discussion, on peut toutefois l’affirmer : Jean-Benoist, Kim et Stéphane sont tout simplement des artistes curieux de tout, soucieux de faire « ressentir les choses collectivement », d’instaurer « cette prise de conscience autour de la respiration et de ses différents rythmes », persuadés de questionner via leurs travaux notre rapport au corps dans un monde qui se dématérialise.
Réflexions sur l’IA
Le trio témoigne d’une telle soif de connaissance, d’une telle curiosité, d’une telle envie de comprendre ce qui se joue actuellement qu’il n’hésite pas à inverser le processus de l’interview, chacun coupant court à ses réponses pour poser différentes questions. La plupart visent à cerner davantage l’une des grandes obsessions de l’époque : l’intelligence artificielle, cet outil nous faisant prendre conscience de nos propres automatismes, ces débats interminables qui prônent une dichotomie entre l’humain et la machine. Très au fait, Kim regrette toutefois la tendance du cerveau humain à proposer naturellement une vision catastrophique de notre avenir. « Les artistes ont indéniablement une responsabilité à travers les images qu’ils créent, affirme-t-elle. Je ne prétends pas qu’il faut se montrer à tout prix optimistes, ce qui serait naïf et tout aussi dangereux, mais il faut se demander quel impact telle ou telle vision peut avoir sur le collectif. Au fond, l’IA n’est-elle pas aussi catastrophique et menaçante qu’un être humain qui ne réfléchit pas ? C’est un miroir, le reflet de l’Homme et de notre société. Elle est profondément ambivalente, et c’est précisément ce que l’on n’accepte pas. »
L’usage du corps
Cela fait plus de vingt ans que Jean-Benoist et Kim s’intéressent à ces questions, qui se matérialisent et se traduisent différemment depuis la création de Bones & Clouds il y a trois ans, peu de temps après avoir rencontré Stéphane, tout aussi intrigué par le rapport au corps, à la chair, au vivant. « On a réussi à créer un collectif où chacun a son identité, sa pratique, précise Jean-Benoist. Ce n’est pas toujours évident de les faire dialoguer entre elles, mais il y a systématiquement ce désir commun d’apporter un supplément d’âme. » Très vite, des expositions permettent de structurer les idées, de concrétiser certains projets : il y a d’abord eu une résidence au MusVerre, l’exposition 3.5 au musée de Soissons, puis une participation à l’exposition collective Cerveau Machine du Cube Garges. « Clément Thibault, le directeur des arts visuels et numériques du lieu, a été un vrai déclencheur, une belle rencontre, humaine et artistique, explique Kim, l’admiration dans la voix. Sa vision de l’être humain et de la société a résonné avec la nôtre et nous a amené vers cette vision sociétale que l’on n’avait pas auparavant. »
Contacté par mail, Clément Thibault se veut tout aussi dithyrambique au sujet de Bones & Clouds : « Ce qui est fascinant avec le collectif, c’est que la grande maîtrise technique de ses membres, au filage du verre, à la vidéo, en installation, est subtilement mise en filigrane, au service de la perception et du propos. Avec une telle virtuosité au travail du verre, ce serait rapide de se contenter de petites formes précieuses à vendre sur le marché. Mais là, c’est majestueux ; il y a une ambition démesurée chez les Bones & Clouds à produire des formes qui dépassent, à créer de nouvelles réalités dans leurs expositions. Cela donne des œuvres qui, formellement, sont fascinantes – et presque unanimement appréciées, ce qui est une gageure dans les arts contemporains -, le tout porté par un discours complexe, fourmillant, aux relations inattendues mais cohérentes. C’est immersif, dans le bon sens du terme, ça met dans un état de transe contemplative, un truc doux mais puissant ! »
Prendre acte de sa finitude
Une transe contemplative, voilà ce qu’est précisément À quoi rêvent les ondes ?, une exposition où les Bones & Clouds transforment la Galerie Da-End, à Paris, en un environnement immersif, hors du temps, dans l’idée de remettre le cerveau dans un état modifié de conscience afin d’emmagasiner autrement les informations. « Chez certains spectateurs, cela provoque une forme d’inquiétude, de stress ou d’angoisse, note Stéphane. C’est vrai que l’on n’est pas dans l’univers des bisounours, notamment avec cette pièce où l’on plonge à l’intérieur de notre corps, où l’on se sent inconfortable, comme confronté à notre propre finitude. » Jean-Benoist acquiesce, et poursuit : « Au sein d’une société où l’on souhaite prolonger la vie sans réellement savoir pourquoi, il y a comme une volonté chez nous, comme dans tant d’autres traditions, d’apprendre à mourir. »
Chez Bones & Clouds, il y a aussi cette envie de réconcilier les arts traditionnels avec d’autres médiums (le son, l’art génératif, la prise de vue réelle), cette volonté de créer une analogie entre la fragilité du verre et du virtuel, ce dialogue perceptible jusque dans son nom entre le ciel et la Terre, la puissance et la légèreté, l’élévation et l’enracinement, cette certitude que les réflexions et les échanges s’enrichissent et s’intensifient dès lors que l’on tend vers l’inclusivité. Pour preuve, le trio s’apprête à partir trois mois au Brésil, le temps d’une résidence artistique au cours de laquelle Kim, Jean-Benoist et Stéphane comptent bien se laisser traverser par d’autres traditions, d’autres rites spirituels. « Comment notre regard d’occidentaux va être impacté par toutes ces découvertes, c’est la grande question que l’on se pose ». On a hâte d’en découvrir les réponses.
Maxime Delcourt